• Mardi gras, Ariel le Gille

    A Binche, c’est aujourd’hui le grand jour du mardi gras. Ce matin, les Gilles ont mis leur masque en cire pour la réception par les édiles communales, masque blanc, masque neutre.

     

    Ariel, l’homme aux deux visages

      

    A Binche, c’est aujourd’hui le grand jour du mardi gras. Ce matin, les Gilles ont mis leur masque en cire pour la réception par les édiles communales, masque blanc, masque neutre.

     

    Ariel, le Binchou se rêvait en homme-lion. Il avait été interpellé par le souvenir de masques de ce type en visitant le Musée de sa cité.  

     

    Ariel était passionné d’archéologie. 

    Lors du dernier cours à l’Université, le professeur expliquait que des anciens avaient sculpté et gravé de curieux personnages hybrides, mi animaux, mi humains. 

    Il avait pris pour exemple l’histoire de la découverte dans la grotte de Stadel, en Bavière, de multiples morceaux d’une sculpture en ivoire, haute de trente centimètres, après que les archéologues en aient recollé tous les morceaux. L’artiste avait ainsi réalisé une créature qui n’a pas son pendant dans la réalité. Que voulait-il donc signifier ? 

     

    Ces personnages hybrides étaient pour la plupart des représentations masculines. Certaines dites itiphalliques l’étaient explicitement. 

    Dans son sommeil, Ariel prit beaucoup de plaisir à se rêver en homme-lion. Il se  rendit compte que tout cela était bien logique puisque Ariel signifie le lion de Dieu.

     

    Mais jeune, il avait été victime d’un accident du feu.  

    A l’occasion d’un barbecue, jeune enfant, il avait joué avec le carburant, provoquant une explosion qui lui avait brûlé tout un côté du visage. Hospitalisations, greffes, plusieurs opérations. Il en garde toujours des traces bien visibles. 

    Le chirurgien, spécialiste de la pratique de la greffe, lui avait renouvelé le visage. Ce chirurgien rappelait que le visage, centre de l’identité d’un individu, était un don de Dieu et donc que lui-même restaurant un visage …  

     

    Le visage n’est pas un objet, mais quelque-chose que toute notre vie durant, nous fabriquons. Les rides ou la sérénité du visage d’un ancien expriment les expériences qu’il a vécues. Il est unique. L’homme ou la femme se fait ainsi reconnaître. Il entre ainsi en dialogue avec celui qui le regarde. La brûlure d’Ariel le rend unique.

    Il n’en est toutefois pas ainsi du masque sinon qu’il subit l’usure du temps à force d’être porté. Masqué, l’homme peut changer d’identité.

    Se revêtir du visage du lion ne pouvait donc que réconforter Ariel, le blessé. 

     

    Ariel était, par ailleurs, un bon marcheur. 

    Il aimait randonner, notamment en montagne là où se pratique la transhumance. Des moutons y montent depuis des siècles, partant des plaines de la Crau trop chaudes en été, pour y passer la belle saison. Ils y accèdent par les drailles, les chemins qu’ils tracent de leurs sabots, suivant aussi le recul de la neige. Ils entretiennent ainsi ces espaces d’altitude. 

    Ils réveillent ainsi la nature à l’instar des Gilles qui battent ce jour les pavés de la Cité.  

    Ariel venait d’accéder à un col de ces Alpes du sud.  Une pancarte clairement rédigée y avertissait qu’il allait rencontrer des chiens patous, une race de chiens élevée parmi les moutons, n’ayant pas eu de contact physique avec l’homme, se sentant donc moutons, dressés pour protéger du loup les animaux de la bergerie. La pancarte précisait : « Arrêtez-vous ; Otez vos lunettes et baissez les yeux ; Baillez ; Restez calmes. Laisssez-vous flairer par le patou… ». Ce qu’il a fait au mieux qu’il imaginait.  

    Après qu’il ait été inspecté, reniflé par le Patou, il a voulu suivre le sentier qui se dirigeait vers les brebis. Mais le patou, revenant face à lui, le menaca de ses crocs. En quoi Ariel s’était-il trompé ? Peut-être avait-il, sans le vouloir, regardé le Patou dans les yeux ? Autant ne pas insister… Ariel comprit qu’il devait suivre le Patou ; il lui fit contourner la bergerie, hors-sentier. Après quoi le Patou retourna calmement auprès de ses moutons. 

    Ariel, lui, avait dû faire peur au Patou. 

    A cause de sa blessure, le Patou l’avait-il identifié comme comme un homme-loup ? un lycanthrope en langage châtié, dont, paraît-t-il, le loup-garou fait partie.

     

    Mais, à l’occasion du prochain Carnaval, Ariel, le Gille, a mis son masque en cire pour la réception des Gilles par les édiles communales. 

    Masque blanc, masque neutre sensé gommer les différences sociales, de sexe pas encore.
    Mais, ce matin à Binche, c’est la réunion des masque de cire, des masques neutres ; on se fond dans la société des Gilles. 

     

    Quoiqu’il en soit, aux masques, Ariel préfèrera son vrai visage, unique par ses blessures, qui suscite la sympathie de ses proches.

    Car même entre les loups, le croisement des regards les maintient en vie. 

     

    Mardi Gras, le 13 février 2024

     

    Mardi gras, Ariel le Gille

     

     

    Commentaire reçu de Marc Dugardin (pour nourrir le débat !)

    Merci, Jean, pour cette belle page autour du masque, du visage, du regard... 

     

    Curieux rapprochement des dates, cette année: mardi-gras le 13 février, suivi du mercredi des cendres (début du carême, jour plutôt grave et austère, rappel du peu que nous sommes...) qui, cette année, était en même temps le jour de la Saint Valentin (cette ... mascarade !) 

     

    En français, tu sais cela je suppose, le mot "personne" vient d'un mot étrusque, qui signifiait "masque de théâtre". 

    Etre quelqu'un, être un personnage sur la scène des rapports humains, et dans les miroirs, mais aussi, n'être personne, être le contraire de quelqu'un. 

     

    Ah, les subtilités de la langue ! 

     

    Je te recopie un fameux poème d'Emily Dickinson, grande poète américaine: 

     

    Je suis Personne !  Qui êtes-vous ? 

    Etes vous - Personne - aussi ? 

    Ainsi nous faisons la paire ! 

    Ne le dites-pas! Ils le feraient savoir - c'est sûr ! 

     

    Comme c'est ennuyeux - d'être - Quelqu'un ! 

    Public - comme une Grenouille - 

    Qui crie son nom - tout le long de Juin - 

    A un marécage béat ! 

     

    (Emily Dickinson, Poésies complètes, traduction par Françoise Delphy, Flammarion, 2009) 

     

     

     


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  • Commentaires

    1
    Michel Davreux
    Mardi 13 Février à 11:46

    Ne sommes-nous pas trop souvent, tout au long de l'année, couverts de ce masque de cire qui nous dé-figure et nous permet de rester in-aperçu dans la foule des expressions sans âme ?

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